Par: Jean-François Cliche

Source originale: LE SOLEIL

 

 

«On savait que c’était la guerre entre les bactéries et les phages [des virus qui infectent uniquement les bactéries, NDLR], mais je pense qu’on ne se doutait pas à quel point. Et si on veut utiliser les phages dans diverses applications, il va falloir comprendre leur course aux armements, qui est plus complexe qu’on le croyait. CRISPR-Cas9, c’est juste une arme dans l’arsenal.»

 

Sylvain Moineau sait de quoi il parle. Chercheur en microbiologie à l’Université Laval, il fut l’un des pionniers de la recherche sur ce «système immunitaire» des bactéries qu’est CRISPR. Et il a découvert cette année, avec son équipe, que cette course aux armements microbiologique est pas mal plus complexe qu’on le croyait.

Au tournant des années 1990, on avait découvert de drôles de séquences génétiques chez les bactéries — des séquences répétitives, palindromiques (qui se lisent de la même façon à l’endroit ou à l’envers), regroupées et, fait étonnant, d’origine virale. Comme on n’avait aucune idée de ce que c’était, les chercheurs finirent par les appeler CRISPR, pour clustered regularly interspaced palindromic repeats.

C’est M. Moineau et ses collègues qui, au tournant des années 2010, ont finalement compris à quoi elles servaient. Il s’agit d’un mécanisme de défense contre les phages dans lequel un enzyme nommé Cas9 coupe l’ADN des virus, les rendant inopérants. Afin d’éviter que le «ciseau» Cas9 sectionne les gènes de la bactérie elle-même, le système CRISPR se sert des séquences génétiques virales pour reconnaître l’ennemi et guider le «ciseau».

(D’autres chercheurs dans le monde ont par la suite réalisé qu’on pouvait, moyennant quelques modifications, utiliser ce système pour changer des gènes. Cela a valu le prix Nobel de chimie 2020 à l’Américaine Jennifer Doudna et à la Française Emmanuelle Charpentier, mais c’est une autre histoire.)

L’efficacité de CRISPR-Cas9 est absolument redoutable. Des populations de bactéries qui seraient entièrement éradiquées par un phage en particulier peuvent lui survivre sans difficulté si elles possèdent une séquence génétique de ce virus.

Mais voilà, si les phages sont encore bien présents dans le monde — on en compte 10 milliards par litre d’eau de mer! —, cela signifie forcément qu’ils ont trouvé des parades. On en connaissait deux, jusqu’à cette année : on savait que les phages pouvaient muter le gène visé par CRISPR-Cas9 afin d’éviter qu’il soit reconnu par le «ciseau»; et on savait aussi que certains phages possèdent des gènes nommés ACR (pour anti-CRISPR proteins) qui forcent la bactérie à produire des protéines qui bloquent l’enzyme Cas9 et l’empêchent de couper.

«Donc le phage se fait bloquer par l’immunité de la bactérie, alors il va muter et enlever la cible de CRISPR, si bien qu’au final le virus parvient à se multiplier parce que CRISPR n’est plus capable de le reconnaître et de le couper, résume M. Moineau. Sauf que les phages ont des génomes super compacts, ils gardent rarement du matériel génétique inutile [car les mutations rendent souvent les gènes inopérants, NDLR]. Et comme on voyait souvent des phages qui gardaient des gènes tronqués, on se demandait pourquoi.»

C’est ce que lui et son équipe ont trouvé. Essentiellement, les chercheurs ont mis une série de phages qui avaient des ACR en contact avec des bactéries qui avaient différentes séquences génétiques virales dans leur «trousseau» CRISPR. Comme prévu, dans leurs expériences, avoir le bon CRISPR a permis aux bactéries de survivre, et avoir le bon ACR au virus de désactiver CRISPR. Mais elles ont aussi permis d’ajouter de tournures nouvelles à cette course aux armements.

La première, c’est que chez certaines bactéries, les défenses CRISPR vont justement viser les gènes ACR, un peu comme si on équipait un tank d’une arme pour détruire les armes anti-tank. C’était déjà une observation originale, mais M. Moineau et ses collègues en firent une deuxième, plus étonnante : les virus, en réponse à ces attaques contre leurs gènes ACR, finissaient souvent par les muter en en tronquant une partie. Les «ciseaux» CRISPR ne pouvaient alors plus les couper parce qu’ils ne reconnaissaient plus le gène — mais la mutation rendait le gène inopérant, il ne faisait plus produire de protéines anti-CRISPR aux bactéries. Le virus redevenait alors vulnérable aux «ciseaux», ce qui pouvait faire croire que les CRISPR anti-ACR était une formule 100 % gagnante pour les bactéries, puisque la seule contre-réplique qu’il restait au virus était de muter son ACR et de le rendre inefficace.

Et pourtant, cela sonnait une cloche dans la tête de M. Moineau. «On s’est souvenu qu’on en avait un dans notre collection, un phage qui avait un ACR tronqué, dit-il. Il venait d’une collaboration avec une équipe de l’Uruguay [cosignataire de l’étude de cette année, NDLR], c’est eux qui l’avaient isolé dans une entreprise laitière. Et ce phage-là, il avait un petit quelque chose de spécial. On s’était dit qu’il fallait pousser plus loin, mais on avait fini par le laisser de côté parce qu’on ne comprenait pas vraiment ce qu’il faisait. C’est juste plus tard qu’on y est retourné.»

M. Moineau a donc inclus ce fameux phage (et quelques autres) dans une autre série d’expériences, car lui et son équipe soupçonnaient que ces ACR tronqués pouvaient quand même avoir une fonction. Essentiellement, ils ont «cultivé» des bactéries qui avaient des «plasmides» (de bouts d’ADN flottant dans la cellule, hors du génome) qui leur conféraient une résistance à un antibiotique. Certains de ces plasmides avaient également des gènes d’ACR complet alors que d’autres avaient des ACR tronqués.

«Altruisme»

Au fil du temps, toutes ces bactéries auraient dû perdre leur résistance à l’antibiotique puisqu’il n’y en avait pas dans leur culture et qu’il ne donnait rien (au contraire) de consacrer des ressources à les maintenir. Et c’est bien ce qui s’est passé dans les cultures «contrôle», qui n’avaient pas d’ACR tronqués : jusqu’à 78 % ont perdu leurs plasmides de résistance.

Mais chez celles qui avaient hérité d’un ACR tronqué, l’adaptation fut beaucoup plus lente. Chez la souche de l’Uruguay, par exemple, seulement 6 % ont perdu leurs plasmides de résistance. Bref, chez les virus, les ACR tronqués ne protègent plus contre les ciseaux CRISPR, mais ils empêchent la bactérie d’acquérir de nouvelles immunités. La bactérie a alors plus de mal à trouver une parade à de futures attaques de virus.

Il peut sembler étonnant qu’un virus montre ce genre d’«altruisme», où il aide de futurs phages à infecter une bactérie tout en se rendant vulnérable. Mais il s’agit plutôt d’un «compromis», explique M. Moineau.

«Le phage [et ses descendants] avec un ACR tronqué restent capables d’infecter d’autres bactéries qui n’ont pas la bonne immunité déjà acquise. Et la bactérie perd un mécanisme d’adaptation, alors c’est assez gagnant, dit le microbiologiste.

«Et sur cette idée d’altruisme, ce ne serait pas nouveau non plus. D’autres travaux ont montré que quand un phage avec un ACR entre dans une bactérie, CRISPR le détruit rapidement, mais il a quand même le temps de faire produire un peu de protéine anti-CRISPR à la bactérie, et quand un autre phage arrive ensuite, il a plus de temps pour produire ses ACR et c’est ce deuxième phage-là qui prend le dessus sur la bactérie.»

Un vrai travail d’équipe, quoi. Comme à la guerre.